Nationale 4

Une route en déroute.
Entre deux points, qui relient Paris et Strasbourg, la dernière grande ville avant le Rhin, une route, une nationale, la numéro 4. Le simple nom « nationale » évoque déjà, pour les uns, un épais tracé rouge imprimé à suivre à la loupe pour mesurer les distances, pour les autres, des décennies d’histoires de France et de Français en voyage sur leur propre territoire avec leurs engins pétaradants réglés juste pour l’occasion, leurs haltes gastronomiques suintantes d’huile frite, leurs millions de tonnes de céréales, poulets, liquides inflammables à livrer et surtout, surtout, cette euphorie communicative liée à l’angoisse du voyage.
Strasbourg-Paris, cette tranche de vie miniature où l’on existe un peu autrement qu’au quotidien, où le temps et l’existence sont suspendus et ne tiennent plus qu’à un fil, le fil de la route et ses repères bienveillants : les stations services, les restoroutes bondés et bon marché, les hôtels-bar-tabac, les chemins de terre parallèles abrités par les bouleaux argentés qu’on aurait plantés là juste pouy faire la sieste, les affichages muraux façon «au volant, l’alcool tue» ou « Dubo-Dubon-Dubonnet »…
Et puis, le temps est passé et les autos passent de plus en plus vite, parce-que le monde et les modes changent. À la vitesse supersonique d’aujourd’hui, le paysage n’est plus qu’un obstacle à percer, à franchir, à dépasser. On préfère l’autoroute pour les grandes distances, c’est plus sûr. On parle avec des guichets automatiques et on déguste des clubs sandwichs sous blister.
Et ne restent plus alors, que ces traces de vie d’antan, ralentie, ébranlée par l’absence de voyageurs. Des bruits de tracteur et de vaches effrayées, des Intermarchés fréquentés trois fois par semaine par des retraités enracinés qui habitent Blâmont, Courtaçon ou encore Pleurs, des discothèques abandonnées aux allures d’ovnis, des manèges recyclés sur une place normalement absolument déserte.
Pendant quelques années, de 1999 à 2002, j’ai pris note de cette vie qui change, de ce vide mélancolique qui surgit comme dans un road movie américain. Au gré de mes excursions, j’enregistrais avec mon appareil photographique plutôt lent, silencieusement, ces traces subsistantes du temps qui file, de la vie qui était, ou qui est encore, au ralenti.
Ces paysages désertés font écho à notre propre nostalgie. Ils nous renvoient forcément à nos doutes et à notre sentiment de solitude tout en nous renseignant sur l’identité d’un lieu où l’on ne fait que passer – un non lieu ? – où le temps est mis en perspective comme une matière à réflexion. Le temps du voyage, parenthèse de notre vie, le temps de la route, qui a fait le sien et qui se confond avec celui du photographe.
De vagabondages en images, j’ai tenté de construire un portrait de la nationale 4, qui pourrait être le mien.
  • Date

    1998 à 2001

  • Info

    Photographies réalisées de 1998 à 2001 à la chambre 4x5” sur film positif couleur. Projet réalisé en collaboration avec Michel Grini dont les images sont visibles sur le site www.chambreapart.org