La Kibitz

Longtemps, je nageais.
« Bonjour », voix râpeuse, cheveux encore emmêlés, mots minimaux. Ticket bleu déchiré, ralentir le pas ; la chaleur étouffante des vestiaires déborde jusqu’à l’aquarium de la caisse. Enlever vite ses habits, les fourrer dans le casier jaune, surveiller le cliquetis du cadenas à numéros. L’écho des coups de gueules des adolescents trop assurés, les pas froids qui se hâtent dans les couloirs carrelés.
Dehors est oublié.
Les regards apaisés de ceux qui reviennent croisent ceux des autres, qui arrivent, sous la douche. Parfois l’on traîne, parfois l’on a trop peur de s’engourdir sous l’eau chaude. Vite, le pédiluve, puis l’air toujours trop frais du grand bassin.
Très concentré maintenant dans ces petits gestes obligatoires, remontées de souvenirs éclairs d’enfance en sommeil. C’est à cause du choc thermique. Il faut descendre les escaliers, entamer frileusement l’immersion, la mâchoire cramponnée, plonger le bonnet en latex, crissant, informe, pour le remplir d’eau, le remonter ensuite gonflé et, comme tous les samedi, enfiler le caoutchouc noir, sentir quelques secondes couler le liquide glacial sur la peau.
Supplice qui me rappelle les longues hésitations, au bord du bassin de la piscine Marie Curie, des petits élèves qui grelottaient autant de froid que de peur, les corps blancs et les lèvres bleues.
Se laisser couler avec enthousiasme, battant des pieds, adapter le rythme cardiaque, réchauffer tout ça avec une longueur en surrégime. Retour à la case départ. Observer les lignes de nageurs, leurs cadences. Trouver sa place.
Commencer à écrire dans la marge son nom, sa classe, le titre du sujet du jour. Souvent c’était le samedi, la composition dans le cahier mensuel à couverture rouge. Des fois en hiver, la neige crissait sous les pas comme le bonnet tout à l’heure. L’on serrait fort les lanières du sac en cuir pour se réchauffer, s’accrocher à quelque chose.
Allonger les bras, relever le visage, respirer. Penser aux pieds, penser au petit coup de reins, laisser les bras mouliner au-to-ma-ti-que-ment, lentement, sans effort apparent. Avancer l’air de rien. Penser aussi à ralentir ou à doubler sans troubler l’ordre du couloir. Penser à rien, penser dans le désordre aux choses auxquelles on ne pense qu’ici, les yeux dans l’eau. Un maillot fleuri passe, un autre palmé souffle.
Comment s’appellait-elle déjà ? Pénélope, Catherine ? La raccompagner jusqu’au seuil du bureau de tabac de son père – il avait une vieille auto américaine – et elle, de longs cheveux noirs, une silhouette perdue, vaguement triste. C’était il y a si longtemps… De longues après-midi à attendre un baiser en bas de l’immeuble cachés sous les arbustes. Il ne faisait pas toujours froid quand on était petit.
Alterner les mouvements. Brasse-crawl.<br>Combien de longeurs ? 17 je crois, ça va bien, tout baigne. “Jusque-là tout va bien.” Il faut accélérer un peu pour voir. On pourrait suivre celui-là. Essayer de le rattraper et aviser ensuite. Nager un peu moins lentement, ne pas zigzaguer, les doigts des mains bien serrés, faire un joli « s » avec les bras, rester bien plat sur l’eau. Comme à la mer, un petit point flottant au large de la plage surplombant l’immensité liquide salée, bleue-verte, enchaîner les bouées jaunes. Il y a un peu de vent, plutôt ne pas respirer du côté du large pour éviter la tasse. Les palmiers et les autos sont loin, l’on entend que sa respiration. Son cœur sous l’eau.
Combien de fois nous sommes-nous quittés ? Que ça faisait mal. La voir passer dans la cour sans un regard complice, sentir l’indifférence, claquer la porte de la maison et partir sur le vélo. Frapper à une autre porte. Toujours avancer, se retourner de temps en temps, il fait si froid dehors.
Il va un peu trop vite pour moi. C’est le moment de prendre son temps, de marquer une pause. Relever les lunettes en plastique fumé, regarder autour. Qui nage aujourd’hui ? Tous anonymes en habits du samedi, les traits marqués, sans fard. C’est un temps à part, mais un temps à soi. Le bassin assimile les souvenris de chacun. Silencieusement, les bulles d’air sont classées dans les strates d’H2O javellisées.
Plus que 500 mètres, encore 10 longueurs, pas encore épuisé. Ça va aller… il faudra que je pense à amener mon appareil photo.
  • Date

    2004-2005

  • Info

    Série réalisée en 2004-2005 au moyen format et en 24x36, tirages argentiques 180x60cm exposés à la galerie Stimultania en septembre 2005.